- Notions fondamentales
- Notions fondamentalesLes notions fondamentales de la physique d’Aristote s’appuyaient sur sa métaphysique : elles sont remplacées chez Occam par des notions toutes différentes. La physique est l’étude du mouvement ; en lui, Aristote voit la réalisation progressive d’une forme ; Occam ne veut y voir que la forme qui y est réalisée à chaque moment ; ainsi, dans le mouvement local, il n’y a rien que le corps et sa position ; ce mouvement est « la coexistence successive, sans repos intermédiaire, d’une réalité continue, existant en divers lieux ». Le mouvement n’a pas de réalité propre distincte des réalités permanentes que l’expérience nous montre seule : le temps lui-même n’est rien de distinct ni de ces réalités, ni du mouvement ; il est, au sens strict, le mouvement le plus rapide connu, c’est-à-dire celui du premier ciel.Dans les transformations profondes que subit l’image de l’univers, l’on voit apparaître les notions d’une physique entièrement nouvelle : Aristote attribuait l’ordre universel à l’unité d’un principe hégémonique ; Occam pense qu’il suffit, pour l’expliquer, des relations réciproques des parties, dépendant de leurs distances. Aristote introduisait une hiérarchie entre la matière céleste ou quintessence et la matière des éléments ; Occam veut qu’il y ait une matière unique, et il constate, comme un simple fait, que la matière céleste, relativement aux agents naturels connus, est incorruptible. Aristote croit avoir démontré, au moyen de sa théorie des lieux naturels, que le monde est un et qu’il est fini ; car, si l’on suppose un élément placé en dehors de ce monde, il tendra, selon cette théorie, à retourner en son lieu naturel : mais d’abord, cette théorie est contestée par Occam ; elle est liée à cet axiome fondamental que toute action à distance est impossible ; lorsqu’un élément regagne son lieu naturel, ce n’est pas parce qu’il est attiré par la masse corporelle qui est en ce lieu, c’est parce qu’il est poussé par un principe interne de mouvement qui le fait tendre vers ce lieu comme vers sa perfection ; une autre application de cet axiome, c’est la paradoxale théorie des projectiles, selon laquelle le mouvement du corps lancé ne continuerait pas un instant, s’il n’était accompagné d’un moteur qui le pousse par derrière. Or cette négation de l’action à distance est, selon Occam, démentie par l’expérience : le soleil illumine la terre sans que le milieu intermédiaire soit illuminé ; l’aimant attire le fer immédiatement et sans aucune vertu existant dans le milieu ou dans le fer. Si le grave tend à regagner la terre, ce n’est donc pas afin de réaliser sa perfection en atteignant son lieu naturel, mais parce qu’il est attiré par la masse terrestre. Rien ne s’oppose à ce qu’il y ait ailleurs d’autres masses terrestres qui attirent les éléments situés plus près d’elle. D’autre part, les projectiles n’ont pas besoin pour continuer leur route du renouvellement continuel de l’impulsion. L’unité du monde est donc indémontrable, et la pluralité des mondes reste physiquement possible. La finité de l’univers n’est pas davantage susceptible de preuve ; quel que soit le nombre des individus d’une espèce, on peut en effet toujours le supposer augmenté par la toute-puissance divine ; suivant une distinction que Guillaume emprunte à Pierre d’Espagne, si l’infinité du monde n’est pas « catégorématique », c’est-à-dire si elle ne désigne pas une quantité actuelle du monde, elle est « syncatégorématique », c’est-à-dire qu’elle est possibilité pour le monde de grandir au-delà de toute limite. Occam, en cette question, voit donc la possibilité de substituer à la considération d’une quantité fixe celle d’une quantité fluente et variable.La spéculation d’Occam sur l’éternité du monde fait voir qu’il ne s’en prend pas spécialement à Aristote ; il attaque en effet ici ceux qui, contrairement à Aristote, ont cru pouvoir démontrer que le monde était limité dans le temps ; le principe de leur démonstration prétendue est pourtant emprunté à Aristote, puisqu’il n’est rien autre que l’impossibilité d’un nombre infini en acte, tel que serait, à partir de maintenant, le nombre des révolutions passées du ciel : Occam réplique ici, comme tout à l’heure, qu’il s’agit moins d’un nombre fixe que d’un progrès à parcourir sans fin (pertranseundum). Occam examine d’autres arguments des finitistes qui l’amènent à des intuitions tout à fait neuves sur le calcul de l’infini ; il montre comment l’axiome : « la partie est plus petite que le tout », n’est valable que dans le cas d’un tout extensif composé de parties finies dont il est la somme, non dans le cas d’un tout infini qui n’est pas une somme.L’univers aristotélicien était celui sur lequel saint Thomas appuyait la preuve de l’existence de Dieu, et, par elle, ce qui, dans la théologie révélée, est accessible à la raison. La ruine de cet univers risque donc d’ébranler la théologie sous cet aspect, et c’est bien en effet ce qui est arrivé. Que l’on puisse arriver à l’existence de Dieu par une preuve, Occam ne le pense pas, en vertu de son grand principe empiriste qu’une existence ne peut être que donnée à l’intuition, et jamais conclue ; or, une connaissance intuitive de Dieu n’est pas possible à l’homme dans l’état actuel. Mais, de plus, la preuve cosmologique repose sur deux prétendus axiomes, l’un et l’autre inacceptables : le premier, c’est que rien ne peut se mouvoir soi-même, à quoi contredisent les expériences, celle de l’âme qui produit ses propres mouvements et celle du corps grave qui descend de lui-même ; le second, c’est l’impossibilité du processus à l’infini, lorsque l’on remonte de cause en cause ; l’axiome ne s’applique pas, lorsqu’un effet se propage dans un milieu continu, comme une vibration le long d’une corde, où chaque partie meut la suivante, bien qu’il y ait une infinité de telles parties ; et, comme on l’a vu à propos de l’éternité du monde, il ne s’applique pas davantage à une série temporelle de causes et d’effets provenant l’un de l’autre.Que, en général, on puisse s’appuyer sur le principe de causalité, c’est ce qu’Occam croit impossible ; rappelons-nous qu’un lien causal ne peut se fonder que sur des expériences, dont ici nous sommes démunis ; nous ne savons pas si les corps célestes ne sont pas capables de produire tels effets merveilleux que l’on attribue à Dieu comme à leur cause immédiate ; nous ne savons pas en revanche si, posé que Dieu est cause immédiate de certaines choses, sa causalité ne rendrait pas inutiles toutes les autres causes efficientes.Occam n’est d’ailleurs pas moins sévère pour les preuves de type augustinien. L’argument de saint Anselme vaut, à condition que la notion de : « ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé » ait un sens, ce qui a lieu seulement si « dans les choses existantes il n’y a pas de processus à l’infini vers le plus grand ou le plus petit ». Ici, comme dans la critique de la preuve du premier moteur, c’est donc la possibilité d’un progrès à l’infini qui vient nous empêcher de borner la pensée à un terme suprême.Parmi les vérités théologiques que l’on considérait comme pouvant être atteintes par la raison se trouvent les suivantes : monothéisme, immutabilité de Dieu, toute-puissance, infinité, création. Aucune d’elles, selon Occam, n’est démontrable : d’une manière générale, à défaut d’intuition, Dieu n’est pas plus connu de nous que la couleur ne l’est des aveugles-nés. Le monothéisme ? Rien n’empêche d’expliquer les choses par une pluralité de causes premières, qui gouvernent ensemble le monde. L’immutabilité ? Elle est démontrée par la perfection ; mais il y a tels changements qui n’amènent aucune imperfection, par exemple l’incarnation de Dieu sur la terre. La toute-puissance ? Elle ne peut être démontrée à partir de l’essence divine ; mais une fois admise, elle a les conséquences les plus étranges ; si Dieu peut faire tout ce qui n’inclut pas contradiction, si son action n’est pas bornée par une nature qui lui serait propre, il peut se transformer en quelque nature que ce soit, fût-ce celle d’une pierre ou d’un âne ; l’on dirait en un mot que, pour Occam, le panthéisme est au bout de la toute-puissance. L’infinité ? On ne peut la démontrer à partir des effets de la causalité divine, puisque ces effets, étant finis, ne supposent qu’une cause finie, non plus qu’à partir de la cause finale, puisque le bien vers lequel incline la volonté humaine, quoique, par un progrès à l’infini, il pense devenir toujours plus grand, reste cependant toujours fini.Le chrétien est certain, par la Bible, que Dieu a créé le ciel et la terre : mais la création n’est aucunement démontrable. La création dans le temps amène des difficultés : si, comme le dit saint Augustin après le Timée, le temps a commencé avec le monde, il n’est, avant le premier instant, aucun instant où Dieu ait existé. On réplique qu’il existe éternellement, mais il n’y a, dans l’éternité, ni avant ni après, de telle sorte que l’on ne peut pas conclure, de son éternité, que Dieu a été avant la création du monde, ni qu’il continuera à exister, lorsque, au jugement dernier, le temps, avec le ciel, s’arrêtera : dire que Dieu a existé avant le monde ou existera après, c’est donc, pour affirmer son éternité, la nier.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.